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Conversation avec Vo Van Ai, Président-fondateur du Comité Vietnam pour la Défense des Droits de l’Homme

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PARIS, 23 août 2011 (FIDH) Le 24 juin 2011, Vo Van Ai, Président-fondateur du Comité Vietnam pour la Défense des droits de l’Homme (CVDDH), organisation membre de la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), a reçu le 9ème Prix Spécial pour la Liberté de l’organisation italienne Società Libera.

Le Prix a été décerné à M. Vo Van Ai afin de reconnaître son long combat mené en faveur d’un plus grand respect des droits de l’Homme et d’un État de droit au Vietnam. Au cours d’un entretien accordé à la FIDH ayant suivi la remise du Prix, M. Ai est revenu sur la situation des droits de l’Homme au Vietnam.

Selon Vo Van Ai, il existe au Vietnam un fossé considérable entre le discours officiel et la réalité concernant les droits de l’Homme. Le Vietnam se complaît à être perçu comme un État respectueux des normes internationales des droits de l’Homme, alors que la situation réelle témoigne du contraire. Les libertés fondamentales y sont constamment et sévèrement violées, et cela en toute impunité. Il n’existe pas d’État de droit, mais une autorité imposée par la force, à travers des lois et décrets au caractère répressif qui visent à éteindre toute critique du gouvernement. Les droits de l’Homme universels sont évincés par les “intérêts de l’État et du Parti”.

Dans cet entretien accordé à la FIDH, Vo Van Ai évoque l’impact sur les droits de l’Homme des relations du Vietnam avec ses voisins, notamment la Chine, le Cambodge et le Laos. Il analyse aussi la probabilité d’un “Printemps vietnamien”, le rôle de la jeunesse au sein de la société vietnamienne d’aujourd’hui, le rôle déterminant du système des droits de l’Homme des Nations Unies, et les défis particuliers auxquels fait face la diaspora vietnamienne.


Entretien réalisé par la FIDH en juin 2011


FIDH : Tout d’abord, nous tenions à vous féliciter pour le Prix Spécial pour la Liberté qui vous a été remis le 24 juin 2011 par la Società Libera en Italie. Que signifie ce prix pour vous et quel a été le principal message que vous avez adressé au public présent lors de la cérémonie ?

Vo Van Ai : Je vous remercie. J’ai été très touché de recevoir ce prix car ces derniers temps, la communauté des pays démocratiques semble avoir oublié le Vietnam. Les médias occidentaux considèrent seulement le Vietnam comme un paradis touristique voire un pays propice aux affaires. Rares sont les propos qui font allusion au travail des milliers de militants et autres défenseurs des droits de l’Homme qui jour après jour mettent leur vie en danger pour réclamer leurs droits légitimes. Pour moi, le Prix Spécial pour la Liberté symbolise en quelque sorte un signe de reconnaissance internationale de la situation désastreuse des droits de l’Homme dans notre pays ; et cela était très attendu. Quand j’ai reçu le prix, j’ai conclu mon discours en demandant à la Società Libera et au peuple italien de me laisser dédier ce prix aux 86 millions de Vietnamiens aujourd’hui privés de leur liberté.

FIDH : Les autorités vietnamiennes ont-elles réagi après avoir appris que ce prix vous avait été remis ?

VVA : Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune réaction officielle. En revanche, plusieurs articles parus dans la presse para-communiste ont attaqué de manière virulente le prix ainsi que ma nomination. J’entends par-là tous les médias, traditionnels ou numériques, financés ou manipulés par le régime de Hanoï pour désinformer, diviser et affaiblir le mouvement pro-démocratie vietnamien.

FIDH : Dans son rapport national sur les droits de l’Homme présenté dans le cadre de l’Examen Périodique Universel du Conseil des Droits de l’Homme, le Vietnam a déclaré que les Constitutions successives de la nation “ont non seulement reconnu et garanti les droits de l’Homme et les droits des citoyens en accord avec le droit international mais aussi clairement affirmé que le Vietnam est un État de droit et en vertu de la démocratie, un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, et qu’il porte la responsabilité de permettre et soutenir la souveraineté du peuple dans tous les secteurs de la société”. Cette déclaration reflète-t-elle la réalité sur le terrain ?

VVA : Absolument pas. Les politiques mises en œuvre par les autorités vietnamiennes ont deux visages distincts, et cela se répercute dans leur rhétorique. Le côté ’face’ correspond aux paroles tenues face à la communauté internationale – j’aime utiliser l’expression : “pour l’exportation”, qui dépeint le Vietnam comme un havre de démocratie. Le côté ’pile’ correspond quant à lui à la sinistre réalité sur le terrain. Le Vietnam a en effet “reconnu et garanti les droits humains” sur le papier, dans la Constitution et en ratifiant les traités internationaux des droits de l’Homme. Dans la pratique, en revanche, rien n’est mis en œuvre. L’État de droit n’est absolument pas respecté comme l’atteste le fait que de nombreuses personnes prennent de si grands risques pour tenter de dénoncer les violations des libertés de religion, d’opinion, du droit du travail, ainsi que la corruption au niveau étatique, les abus de pouvoir, et tous les autres problèmes auxquels le Vietnam est confronté. À titre d’exemple, chaque fin de semaine, depuis le 5 juin 2011, des milliers de personnes manifestent à Hanoï et Saigon pour protester contre les incursions chinoises dans les eaux territoriales et sur les îles vietnamiennes. Ces manifestations ont été initiées par des jeunes et des étudiants et ont rassemblées des personnes de tous les milieux, dont des anciens membres du Parti Communiste, des artistes, des intellectuels, etc. Ces personnes sont préoccupées par les menaces qui pèsent sur le pays. Elles ne manifestent pas contre le gouvernement. Pourtant, la police a, une nouvelle fois, dispersé ces manifestants pacifiques en faisant usage d’une violence disproportionnée. Ce fut notamment le cas le 17 juillet, au cours de la septième semaine de protestation. C’est la matraque, pas le droit, qui règne dans les rues de Hanoï et de Saigon.

FIDH : Quels sont les principaux défis auxquels doivent faire face les Vietnamiens, et ce tout particulièrement en ce qui concerne les libertés d’expression et de religion ?

VVA : Encore une fois, c’est le fossé qui sépare la rhétorique de la réalité. Prenons l’exemple de la liberté d’expression. Dans son rapport adressé lors de l’Examen Périodique Universel en 2009, la délégation vietnamienne vantait les sept cents journaux et les centaines de radio et chaines de télévision que compte le pays. Mais tous sont sous le contrôle du Parti Communiste et il n’y a aucune publication indépendante dans le pays. La censure est omniprésente. On peut lire et se documenter à propos des affaires politiques de la nation, à propos des stars hollywoodiennes, des stars du football, des scandales sexuels et des crimes, mais on ne trouvera pas un seul article de débat d’idées ou de réflexion sortant du cadre des diktats et de la doctrine communistes. C’est pourquoi les gens se tournent vers les blogs, qui, à la différence des médias officiels, permettent l’échange et la discussion. En conséquence, les autorités s’acharnent à réprimer les blogs et toute autre forme d’expression libre. Les méthodes du gouvernement vont de l’arrestation arbitraire ou du harcèlement par la police à l’adoption de lois restrictives pour étouffer les voix dissidentes.

Il en va de même de la liberté religieuse. Alors qu’elle est garantie par la constitution, tout un arsenal de lois restrictives l’étouffe. Après avoir essayé puis échoué à éradiquer les religions par la force, le gouvernement a instauré des Églises d’État contrôlées par le Parti Communiste et le Front de la Patrie du Vietnam. A l’exception de l’Église Catholique, seuls ces Églises d’État sont reconnues par les autorités. Toutes les autres religions sont interdites, y compris le Bouddhisme qui est pourtant la principale religion du pays. Seule l’Église Bouddhique du Vietnam, mise en place par l’État, est reconnue, tandis que l’Église Bouddhique Unifiée du Vietnam (EBUV), qui est indépendante, est strictement interdite. Ses responsables sont assignés à résidence ou sont sous étroite surveillance. Le dirigeant de l’EBUV, Thich Quang Do, est aujourd’hui assigné à résidence dans le Monastère Zen Thanh Minh (à Saigon) après avoir passé plus de 30 ans en détention. Le processus de “reconnaissance” des religions est très lourd et contraignant et, par essence, arbitraire et injuste. Plutôt que de favoriser la liberté religieuse, il sert à l’État à accroître son contrôle sur les différentes Églises.

FIDH : Quel est le rôle des institutions intergouvernementales telles que les Nations Unies et l’Union Européenne dans la promotion des droits de l’Homme et d’un État de droit au Vietnam ? Trois Rapporteurs spéciaux des Nations Unies se sont récemment déplacés au Vietnam – quelle est la portée de ces visites ?

VVA : Elles sont très importantes. Le Vietnam est très attentif à son image à l’étranger, car il considère comme essentiel de renforcer sa présence sur la scène internationale. Pour cette raison, il ne supporte pas de perdre la face. Ces visites sont donc un moyen-clé de faire pression et les Nations Unies, l’Union Européenne ou toute autre organisation internationale se doivent d’évoquer publiquement les violations des droits de l’Homme au Vietnam et ainsi pousser le Vietnam à faire des avancées. Par exemple, l’Union Européenne négocie actuellement un nouvel accord de coopération et de partenariat avec le Vietnam. L’accord de coopération précédent, qui date de 1995, contenait une clause statutaire sur les droits de l’Homme, mais elle n’était que pure rhétorique et est restée sans effet. Le Parlement Européen a appelé l’Union Européenne à inclure des garanties solides de respect des droits de l’Homme dans ce nouvel accord, tels que des mécanismes de suivi et de mise en œuvre, ainsi que des sanctions en cas de non-respect. Étant donné que l’Union Européenne est l’un des principaux partenaires du Vietnam, je pense que ceci serait une bonne première étape.

Les Nations Unies jouent un rôle crucial dans la promotion des droits de l’Homme et d’un État de droit au Vietnam. Le Vietnam a ratifié plusieurs des principaux traités de promotion et de défense des droits de l’Homme, il se doit de les respecter. Nous devons percevoir ces instruments comme des éléments de référence pour forcer le progrès. Les visites de trois Rapporteurs spéciaux en 2010 étaient très importantes car le Vietnam n’avait invité aucun expert des Nations Unies depuis 1998, année au cours de laquelle le Rapporteur spécial sur la liberté religieuse avait publié un rapport très critique à propos de sa visite au Vietnam. Les autorités vietnamiennes s’attendaient à obtenir de bonnes notes de la part de ces trois experts, dont les mandats étaient reliés à des thématiques économiques plus que politiques. Mais au contraire, ils ont tous souligné la nécessité d’avancées dans le champ des droits politiques. Mme Magdalena Sepulveda, l’experte des Nations Unies sur les Droits de l’Homme et la Pauvreté Extrême, a affirmé qu’”afin de combattre la pauvreté de manière effective, chacun au Vietnam doit pouvoir bénéficier de toute la gamme de droits civiques, culturels et politiques”. Au cours de nos présentations au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies depuis des années, le Comité Vietnam pour la Défense des Droits de l’Homme et la FIDH ont constamment appelé le Vietnam à inviter les Rapporteurs spéciaux qui ne s’y étaient pas encore déplacés, et nous espérons vraiment une visite de la part de M. Frank La Rue, Rapporteur spécial sur la liberté d’opinion et d’expression, ainsi que le Rapporteur spécial sur les Défenseurs des Droits de l’Homme. Nous soumettons aussi des cas aux organes de traités le plus souvent possible, car un examen par les Nations-Unis est très utile. Nous sommes en ce moment très inquiets de la situation du blogueur Nguyen Van Hai, alias Dieu Cay, qui a peut-être été victime de mauvais traitements en prison. Le fait que le Groupe de Travail des Nations Unies sur la Détention Arbitraire l’ait reconnu comme victime de détention arbitraire en 2009 sera utile pour attirer l’attention internationale à propos de son état.

FIDH : Le Vietnam a bénéficié d’une importante croissance économique au cours de la dernière décennie et les autorités ont souvent mis en avant cet aspect pour justifier leurs progrès en termes de respect des droits de l’Homme. Cet argument est-il légitime ?

VVA : Cet argument est totalement faux. La croissance économique ne doit pas être confondue avec les droits de l’Homme. Les deux ne sont pas inconciliables, mais la croissance économique n’est certainement pas une garantie de respect des droits de l’Homme. Au Vietnam, la libéralisation économique sur la base de la politique du “doi moi” (rénovation) a élevé le niveau de vie d’une partie de la population dans les grandes villes, mais elle a aussi été à l’origine de disparités alarmantes de richesse, ainsi que de violations de droits de l’Homme et de manque de respect au principe de dignité. À une extrémité de l’échelle, les membres de l’élite au pouvoir et leurs familles se complaisent dans un luxe incongru, tandis qu’à l’autre bout une grande partie de la population, surtout dans les zones rurales, survivent avec moins de 20 dollars par mois.

En vérité, la crise actuelle mettant à mal l’économie du Vietnam est une preuve suffisante que le modèle de l’“économie de marché à orientation socialiste” a échoué. Même sur un plan strictement économique, le Vietnam ne peut pas tenir ses promesses, et le miracle économique est sur le point de s’effondrer. En juillet 2011, l’inflation a atteint un taux record de 22%, et des manifestations sont initiées dans tous les secteurs d’activité, alors que les ouvriers luttent pour faire face à l’augmentation des prix alimentaires, de l’immobilier et de l’essence. Le déficit annuel de la balance commerciale monte en flèche, et le niveau de la corruption des cadres du Parti a atteint des proportions dignes d’une “catastrophe nationale”, d’après les médias officiels. Dans ce climat instable, les compagnies étrangères hésitent à investir. L’économiste Vuong Quan Hoang a dit à l’AFP que le Vietnam faisait face à l’une de ses pires crises économiques.

À propos de la question d’évaluer les progrès réalisés en termes de respect des droits de l’Homme, je dois ajouter que les dirigeants communistes du Vietnam ont une perception très particulière de la question des droits de l’Homme. Pour eux, le droit le plus important est celui du droit à l’auto-détermination. Le Parti Communiste affirme qu’en gagnant l’indépendance du Vietnam et en instituant la République Socialiste du Vietnam, il aurait réalisé les droits de l’Homme. Aucun autre droit de l’Homme ne compte. Ceci est le principal argument pour légitimer le Parti Communiste et son monopole politique actuel.

A travers ce concept simpliste et erroné, les dirigeants vietnamiens rejettent un héritage millénaire de la culture et de l’histoire du Vietnam. En effet, les droits de l’Homme représentent un aspect très ancien de la culture et de la philosophie vietnamiennes, et remontent à l’époque du Bouddha et au-delà. Sous la dynastie Lê au 15ème siècle, par exemple, le Vietnam avait un Code Pénal (le Code Hong Duc ou Lê) qui codifiait les concepts modernes bien avant leurs équivalents contemporains en Europe, et incluait des principes tels que celui de l’équité, de l’indulgence. Il apportait une protection légale plus forte que les dispositions vagues de l’actuel Code Pénal du Vietnam. Donc je considère que le Vietnam a sa perception particulière des droits de l’Homme, mais ce n’est pas celle avancée par Hanoï.

FIDH : Quelle relation le Vietnam a-t-il avec la Chine ? Dans quelle mesure les autorités vietnamiennes perçoivent-elles la Chine comme point de référence ou comme modèle, voire comme une puissance protectrice ?

VVA : Le Vietnam est un élève de la Chine. Quoi qu’il se passe en Chine, cela arrive dix ans plus tard au Vietnam, bien qu’à plus petite échelle. Il suffit de regarder la réforme foncière et la campagne des “Cent Fleurs” sous Mao Zedong, au cours desquelles des milliers de “propriétaires terriens” et intellectuels ont été arrêtés ou éliminés. Politiquement parlant, le Vietnam singe la Chine. Là est l’explication de la récente explosion de protestations contre l’incapacité du gouvernement face à la Chine et ses violations de la souveraineté vietnamienne. Le mécontentement populaire est particulièrement fort en ce qui concerne les concessions territoriales de Hanoï au profit de Beijing dans le cadre des traités sino-vietnamiens sur la frontière terrestre et maritime (1999 et 2000), et les empiètements de la Chine sur les îles Spratley et Paracel, riches en gaz et pétrole. Choqués par l’attitude soumise de leur gouvernement, des Vietnamiens de toute classe d’âge et de toute origine sociale sont descendus dans la rue afin d’alerter la population du risque de voir la patrie amputée au profit de la Chine. Les Communistes n’ont pas la même notion de mère-patrie que la population. Pour eux, le Vietnam et la Chine font partie de la même “Internationale” communiste, donc ils n’ont rien à perdre. Mais la population vietnamienne est extrêmement fière de sa patrie, et refuse catégoriquement de se plier aux incursions chinoises allant à l’encontre de leur intégrité nationale. Un ouvrage très intéressant qui circule clandestinement au Vietnam depuis 2003 est celui des mémoires de Tran Quang Co, ancien vice-Ministre des Affaires Étrangères du Vietnam, de 1954 à 1997. Sa description des relations sino-vietnamiennes durant cette période, les humiliations endurées par les diplomates vietnamiens et l’arrogance et le sentiment de supériorité des Chinois dépeint une image pathétique de la soumission du Vietnam à son voisin du Nord. Il n’est pas surprenant que ce livre ait été interdit de toute publication par le régime.

FIDH : Est-ce que le Vietnam a des ambitions d’hégémonie régionale ? Quelle est sa relation avec ses voisins, notamment le Cambodge, et quelles sont les implications en termes de droits de l’Homme ?

VVA : Le Vietnam est un petit pays, mais il a de grandes ambitions, et a toujours convoité le territoire de ses voisins. En 1980, lorsque le Vietnam a envahi le Cambodge sous prétexte de sauver sa population des Khmers Rouges, les autorités vietnamiennes cédaient en fait à leurs ambitions hégémoniques. Aujourd’hui, une lutte de pouvoir s’opère en Asie du Sud-Est, alors que la Chine cherche à accroître sa mainmise sur le Cambodge et le Laos, au grand dam du Vietnam. L’influence du Vietnam sur le Cambodge et le Laos reste forte. L’impact en termes de droits de l’Homme peut être perçu à travers la connivence des forces de police du Vietnam et du Cambodge dans le refoulement des réfugiés, à travers par exemple le rapatriement forcé de centaines de Montagnards, une communauté ethnique de confession chrétienne, qui ont fui le Vietnam pour trouver refuge au Cambodge. En 2003, le moine bouddhiste Thich Tri Luc, qui avait obtenu le statut de réfugié du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) a été kidnappé par les forces de sécurité vietnamiennes à Phnom Penh, emmené de l’autre côté de la frontière et emprisonné au Vietnam. Il existe de nombreux cas similaires. Le trafic sexuel transfrontalier continue en toute impunité avec la bénédiction de la police.

FIDH : Quels sont les difficultés auxquelles font face les défenseurs des droits de l’Homme indépendants au Vietnam aujourd’hui ? Comment y répondent-ils ?

VVA : Tout d’abord, ils font face à l’absence d’un État de droit, et à l’omnipotence de la loi unique du Parti. Des activités qui seraient considérées comme légitimes dans n’importe quel pays démocratique sont perçues comme “des menaces contre l’État” et sont criminalisées par les dispositions vagues sur “la sécurité nationale” du Code Pénal. Des réglementations comme l’Ordonnance 44 établissent que tout citoyen peut être détenu sans jugement pour une période allant jusqu’à 2 ans, ou même interné au sein d’institutions psychiatriques, sur le simple soupçon d’avoir des opinions politiques “subversives”. Il est difficile de se battre pour la justice lorsqu’il n’existe aucun mécanisme légal à cet égard. Par ailleurs, les défenseurs des droits de l’Homme sont constamment cernés par un réseau de surveillance policière omniprésent, qui reste invisible au monde “extérieur”. Ce réseau inclut un système à trois volets, celui du policier de secteur (cong an khu vuc), celui du permis de résidence (ho khau) et celui du curriculum vitae (ly lich). Le policier de secteur (souvent vêtu en habits civils) se doit de tout savoir des activités des membres des 30 à 50 familles résidant dans sa zone, et a un pouvoir arbitraire et excessif à leur encontre. Il peut interpeler puis libérer quiconque à son gré, remettre ou confisquer les permis obligatoires de résidence, sans lesquels les citoyens ne peuvent pas obtenir un emploi, être admis à l’hôpital ou louer un nouveau logement. Quiconque plaide pour les droits de l’Homme ou la démocratie prend des risques non seulement pour sa propre sûreté, mais aussi celle de sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs et ses parents. En effet, le policier de secteur peut ordonner l’expulsion des enfants d’une école, le licenciement d’une épouse, ou empêcher les parents d’avoir accès à des soins médicaux, etc. Ce climat de peur et d’insécurité hante tous les défenseurs des droits de l’Homme au Vietnam.

FIDH : Le procès du juriste militant Cu Huy Ha Vu, le 7 avril, a suscité un grand soutien de la part d’un large éventail d’acteurs de la société civile qui ont signé des pétitions, participé à des veillées au sein des Églises, et se sont rassemblés à l’extérieur du tribunal à Hanoï. Ceci est assez exceptionnel car de telles actions sont rarement, voire jamais tolérées par le régime et elles suscitent souvent une répression rapide et violente de la part des autorités. Est-ce que ce genre de réaction est unique au cas de Cu Huy Ha Vu ou bien est-ce que cela révèle quelque chose de plus profond et significatif, voire d’inédit ?

VVA : D’un point de vue vietnamien, la véritable raison de l’engouement populaire pour l’affaire est que Cu Huy Ha Vu est le fils d’une très importante figure révolutionnaire, Cu Huy Can. Son père n’était pas seulement un compagnon de route d’Ho Chi Minh et un ministre, mais aussi un poète très renommé qui devint emblématique dans les années 30, avant même la révolution communiste. Cela lui confère une position remarquable et le place au-dessus des autres opposants et dissidents. Cela lui a en outre valu un soutien sans précédent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des cercles du Parti Communiste. C’est également la raison pour laquelle il n’a pas été arrêté auparavant, alors même qu’il avait déposé deux plaintes contre le Premier Ministre vietnamien Nguyen Tan Dung. Le fait que l’Église catholique ait organisé des veillées relève plutôt d’une coïncidence. Cette dernière est en effet en conflit avec les autorités depuis un certain temps à propos de la confiscation par l’État de terres appartenant à l’Église, souvent dans la violence. Cu Huy Ha Vu est lui-même catholique et soutenait les revendications des paroissiens catholiques à Con Dau, d’où la collusion de leurs intérêts. Sur un plan international, son cas était plus facile à soutenir grâce à sa provenance des organes même du parti, ce qui apportait une certaine crédibilité à ses propos critiques. De manière similaire, dans un système à Parti Unique comme au Vietnam, système qui catégorise la population comme “soit amie soit ennemie”, les dissidents sont en mesure de défendre publiquement une personnalité aussi importante que Cu Huy Ha Vu sans risquer des représailles de la part de l’État, alors qu’ils auraient été immédiatement arrêtés pour avoir soutenu un opposant tel que Thich Quang Do. Je pense également que ce cas reflète la lutte interne qui a lieu au sein du Parti Communiste Vietnamien. Cu Huy Ha Vu a en quelque sorte servi de bouc émissaire dans une lutte de pouvoir entre les Communistes de l’ancien Nord-Vietnam et Sud-Vietnam et entre les factions pro-Beijing et pro-Occident. Malheureusement, je ne perçois pas cela comme le début d’une mobilisation plus forte de l’opposition.

FIDH : Quel est le rôle joué par la jeunesse au sein de la société vietnamienne aujourd’hui ? Quelles sont ses aspirations et comment se rattache-elle à l’environnement social et politique dans lequel elle vit ?

VVA : Jusqu’à présent, la jeunesse vietnamienne n’a pas joué de rôle important dans la société vietnamienne d’après-guerre. Plus de 60% de la population est née après la chute de Saigon en 1975, ce qui veut dire que ces personnes ont grandi sous le régime communiste. Même si les questions d’ordre politiques sont très présentes au sein d’une société communiste, le Parti a réussi à inculquer une répulsion pour la politique au sein de la plus jeune génération, qui se préoccupe beaucoup plus de la société de consommation et des icônes occidentales. Toutefois, la montée des sentiments nationalistes et la flambée de protestations publiques concernant les tensions avec la Chine révèlent un véritable réveil de sentiments politiques au sein de cette jeune génération. C’est elle qui a mené les protestations contre la Chine et elle est parvenue à rassembler des personnes de toutes les composantes de la société. Les jeunes ont appris à utiliser les nouvelles technologies, tels que les blogs et les téléphones portables, pour mobiliser la population. Ils ne sont pas encombrés du poids de l’héritage idéologique de leurs aînés, et ont ainsi pu voir les choses sous un angle nouveau. Lors des récentes manifestations à Hanoï, j’ai été très frappé de voir des banderoles portant le nom de tous les soldats morts en défendant les îles Spratley et Paracel lors des attaques chinoises de 1974 et 1988. Les manifestants rendent ainsi hommage aux soldats de l’ancienne République du Vietnam (du Sud) aussi bien qu’aux soldats communistes. C’est un phénomène complètement nouveau, qui apporte une nouvelle dimension aux manifestations. Ces jeunes gens placent les individus avant la politique, quelque chose que le gouvernement communiste ne peut envisager, encore moins accepter.

FIDH : Serait-il envisageable qu’un “Printemps Arabe” ait lieu au Vietnam ? Quels ont été les principaux mouvements de la société civile dans le pays avant et après le “Printemps Arabe” ?

VVA : Les principales manifestations sont celles que je viens de décrire. Le “Printemps Arabe” est à l’évidence un appel au réveil. Mais on ne peut pas comparer les deux situations. Bien que la Tunisie, l’Égypte et d’autres pays du Moyen-Orient fussent régis par des dictatures, il y avait une certaine circulation des idées et de l’information, et une culture démocratique y avait déjà émergé. À cause d’un système très strict de censure et de contrôle au Vietnam, ces éléments n’ont pas encore pu s’y développer. Mais les graines ont été semées et sont en train de germer. Il faudra être prêt à venir en aide aux Vietnamiens le temps venu.

FIDH : De quelle manière est-ce que la diaspora vietnamienne, surtout celle basée en France, s’organise pour promouvoir les droits de l’Homme au Vietnam ? Comment est-elle connectée à la société civile au Vietnam ?

VVA : La diaspora vietnamienne, tout comme la plupart des communautés en exil, est très divisée. C’est en partie dû au fait que le Parti Communiste alloue d’importants fonds à l’infiltration d’organisations basées à l’étranger ainsi qu’à la propagation de fausses informations au travers des nombreux journaux et stations de radio pour la diaspora qu’il finance en Europe et aux États-Unis. C’est aussi dû au fait qu’une majeure partie de la diaspora vietnamienne reste ancrée dans le passé, et n’a pas été capable de suivre le rythme rapide de l’évolution de la situation internationale. En France, comme aux États-Unis et ailleurs, il existe de nombreux groupes de défenseurs des droits de l’Homme et de partis politiques vietnamiens. Malheureusement, ils passent souvent plus de temps à se quereller, qu’à se concentrer sur des actions utiles, telles que documenter les violations des droits de l’Homme au Vietnam. Le Comité Vietnam pour la Défense des Droits de l’Homme (CVDDH) et la FIDH sont pleinement conscients du besoin urgent pour les mouvements de défense des droits de l’Homme au Vietnam même de faire entendre leur voix à l’extérieur du pays. Ce sont eux qui mettent leur propre sécurité en jeu. Nous ne pouvons agir à leur place ou en leur nom. Mais nous pouvons leur fournir une voie de communication, une voix de l’extérieur pouvant amplifier et transmettre leurs revendications auprès de la communauté internationale. En braquant le projecteur sur la détresse des individus et des groupes à l’intérieur du Vietnam, nous pouvons aider à les identifier et les protéger. Nous faisons cela en utilisant toutes les nouvelles technologies à disposition, et cela nous procure une portée d’action considérable. Lors de chaque manifestation ou répression, notre réseau de militants à l’intérieur du pays nous envoie des photos, des interviews, des rapports que nous pouvons traduire et utiliser dans le cadre de nos campagnes et toute autre démarche à caractère international. Ces témoignages directs nous permettent de maintenir notre réputation de source fiable. Nous avons également un programme radio hebdomadaire en vietnamien et diffusons des documents concernant les droits de l’Homme au Vietnam et parmi la diaspora vietnamienne.

FIDH : En conclusion, nous pouvons dire que la situation des droits de l’Homme au Vietnam reste relativement méconnue en Occident. Que pensez-vous de l’expansion de l’industrie du tourisme et quel serait votre message à l’attention des Européens prêts à visiter le Vietnam en ayant pleinement conscience de la situation des droits de l’Homme dans le pays ?

VVA : Vous avez raison, la situation préoccupante des droits de l’Homme au Vietnam n’est pas bien connue en Occident, ni même dans son voisinage asiatique. L’industrie du tourisme explose au Vietnam et représente une source de revenus importante pour le régime. Il y a deux manières d’aborder ce sujet – pousser pour un boycott total du tourisme ou encourager un tourisme “informé” ou “responsable”. Certains guides touristiques, comme le Guide du Routard, incluent des paragraphes sur les droits de l’Homme, et au cours des dernières années, ils ont contacté le CVDDH et la FIDH pour leur élaboration. Lorsque les touristes sont au courant de la situation des droits de l’Homme avant leur visite dans le pays, ils sont mieux à même d’observer les abus. De plus, ils peuvent aider à transmettre des informations en parlant à des Vietnamiens à l’intérieur du pays et en exfiltrant des informations. Appeler au boycott total du tourisme est également une option, mais cela nécessiterait d’importantes campagnes de presse, à la télévision et à la radio, encourageant par exemple les touristes à ne pas se rendre au Vietnam tant que des prisonniers politiques tels Thich Quang Do n’ont pas été libérés. La FIDH a beaucoup d’expérience dans ce domaine. Peut-être que cela pourrait être une de ses priorités dans les mois à venir ? Si c’est le cas, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la soutenir.

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Biographie de Vo Van Ai

Vo Van Ai

Vo Van Ai est Président-fondateur de « Quê Me : Action pour la Démocratie au Vietnam » et ancien éditeur de Quê Me (Terre Natale), magazine en langue vietnamienne sur la démocratie, les droits de l’Homme et la culture publiée à Paris depuis 1976, Président du Comité Vietnam pour la Défense des Droits de l’Homme, Directeur du Bureau International d’Information Bouddhiste, et Porte-parole international de l’Église Bouddhique Unifiée du Vietnam (Église historique et indépendante, arbitrairement interdite par les autorités communistes).

Né en 1938 au Centre-Vietnam, Vo Van Ai a consacré sa vie à la lutte pour la liberté et la démocratie. Membre du mouvement pour l’indépendance, il est arrêté à l’âge de 11 ans. En 1964, nommé représentant à l’étranger de l’Église Bouddhique Unifiée du Vietnam, il milite activement pour le mouvement bouddhiste non-violent pour la paix et la démocratie. Après la Guerre du Vietnam, il continue sa lutte contre les violations des droits de l’Homme, jouant un rôle clef dans la prise de conscience internationale sur le sort des prisonniers de conscience et publiant la toute première carte des 150 camps de rééducation au Vietnam (800.000 prisonniers politiques). En 1978, il aide au lancement de l’Ile de Lumière, premier bateau envoyé secourir les boat-people vietnamiens en Mer de Chine.

Spécialiste des droits de l’Homme, Vo Van Ai témoigne régulièrement aux Nations Unies, au Parlement européen, au Congrès américain et dans d’autres institutions internationales ; contribue à plusieurs éminentes études internationales sur la liberté de religion ; et mène des campagnes internationales pour la libération des prisonniers de conscience au Vietnam.

Vo Van Ai est écrivain, poète et historien. Spécialiste de l’histoire et de la philosophie du Bouddhisme vietnamien, il écrit et donne des conférences sur ces sujets en Europe, en Asie et aux États-Unis. Outre nombre de rapports et d’essais sur les droits de l’Homme et la démocratie, ses écrits comptent 17 livres de poésie, de réflexions et de philosophie, ainsi que d’étude sur le Bouddhisme et l’histoire du Vietnam. Il travaille actuellement à un projet d’ampleur sur “L’Essence du Bouddhisme Vietnamien”.

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