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Quelques remarques et correctifs au reportage de L’Express (26 avril 2004) « De l’Indochine au Vietnam », par Võ Văn Ái

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Dans son édition datée du 26 avril 2004, l’hebdomadaire L’Express publiait un important dossier intitulé « De l’Indochine au Vietnam » et portant principalement sur le développement économique du Vietnam. Cet article de 16 pages agrémentés de photos n’évoquait pratiquement pas les droits de l’Homme et ne faisait qu’effleurer la situation des religions. Mais ces quelques paragraphes donnaient aux lecteurs des idées grossièrement erronées et fausses sur la véritables situation vietnamienne. Le Comité Vietnam pour la Défense des Droits de l’Homme a donc demandé à la rédaction de L’Express de bien vouloir rectifier ces erreurs en publiant le texte ci-dessous écrit dans l’urgence. L’Express n’a, à ce jour, pas donné suite à cette demande.


 

Depuis des années, nous sommes déçus de voir que le Vietnam intéresse si peu la presse occidentale en générale et française en particulier, en dehors des articles touristiques. Nous avons donc été agréablement surpris de recevoir notre exemplaire de L’Express (n° 2756 du 26 avril 2004) avec le Vietnam en couverture et l’imposant reportage « De l’Indochine au Vietnam » de M. Yves Stavridès.

Quoique nous ayons trouvé cet article fort intéressant pour ce qui est du parcours des acteurs vietnamiens et français du développement économique vietnamien, nous sommes déçus par la globalité de l’article et choqués par certaines erreurs grossières. D’autant plus qu’il y a quelques années, l’Express a eu à connaître du caractère répressif du régime de Hanoi, avec l’arrestation, la détention, les menaces de mort et l’expulsion d’une de ses reporters, Mme Sylvaine Pasquier (13-14 avril 2000).

Nous ne nous appesantirons pas sur l’optique de l’article qui paraît être un appel à investir dans un Vietnam présenté comme un marché d’avenir. Il est évidemment de votre liberté et de votre droit le plus souverain de vouloir faire une telle publicité. Nous le regrettons mais nous respectons ce choix.

En revanche, il est tout à fait malencontreux que dans l’introduction au reportage, vous écriviez « Cinquante ans plus tard, après […] le communisme […] », laissant entendre par-là que le Vietnam, officiellement République Socialiste du Vietnam, n’est plus communiste. Or ce pays reste l’un des derniers régimes communistes de la planète avec la Chine, la Corée du Nord ou Cuba. Il n’y a qu’à se référer à l’article 4 de la Constitution de 1992 qui dispose que « Le Parti communiste du Vietnam, avant-garde de la classe ouvrière vietnamienne, représentant fidèle des droits et des intérêts de la classe ouvrière, laborieuse et de toute la nation, guidé par le marxisme-léninisme et la pensée de Ho Chi Minh, est la force qui dirige l’Etat et la société » (traduction par la Maison du Droit de Hanoi).

Dans les faits, l’Etat totalitaire est toujours en place, malgré quelques réformes cosmétiques destinées à berner la communauté internationale : Les citoyens vietnamiens sont toujours astreints à détenir leur permis de résidence (hô khau), pièce administrative essentielle pour jouir de leur citoyenneté. Ce permis de résidence est délivré (ou confisqué) par le policier de secteur sur des critères politiques et arbitraires. Ce policier, sorte d’espion officiel du régime, est chargé de surveiller un quartier avec tous pouvoirs, celui de perquisitionner sans mandat ou simplement de s’insinuer dans toutes les conversations (en particulier celles entre les habitants et les touristes)… Les religieux ont, en outre, un régime particulier, avec l’obligation de détenir leur « curriculum vitae général » qui contient notamment leurs opinion et passé politiques, ainsi que ceux de leurs proches.

En somme, comme le rapportait L’Express en 2000, « politiquement, le pluralisme reste proscrit au Vietnam » (« Chassée du Vietnam », L’Express du 20 avril 2000, page 50) et la Sécurité (Cong An, formé par la Stasi et le KGB, rappelle le même article) veille au grain.

Ce dont vous auriez aussi dû vous rappeler, et rappeler aux lecteurs, c’est qu’un « journaliste étranger, au Vietnam, sera flanqué en permanence d’un guide et d’un interprète officiels » et que « opter pour le statut de « touriste » est un pis aller, d’autant […] que les vacanciers ne sont pas censés sortir de certains itinéraires. Il y a des rues où « ils n’ont rien à faire » » (toujours le même article). Visiblement, votre reporter n’est pas venu en « touriste ». Si cela lui a permis de rencontrer une « francophone à mort » qui a réussi, cela explique également qu’il soit allé interroger un bonze d’Etat et un diplomate vietnamien pour s’enquérir de la situation bouddhiste au Vietnam.

Raconter nonchalamment que le Bouddhisme au Vietnam « c’est un mélange de Bouddha, de Confucius, du Tao-tö-king et de l’Oncle Ho » (sic !) est une invite à l’ignorance, une publicité pour la propagande communiste vietnamienne, un mépris pour les civilisations asiatiques. Pourquoi ne pas dire que le Catholicisme est un mélange de Jésus, de paganisme grec, de culte de la Déesse-mère et de nous-ne-savons-quoi-encore ?

Quant à réduire le Bouddhisme vietnamien, ferment de la nation vietnamienne depuis 2000 ans, à la question d’aller ou non à la pagode, c’est très réducteur. Et c’est erroné, surtout si quelques lignes plus bas, on affirme « en réalité, le seul problème [religieux] vient des 500.000 protestants ».

En effet, l’an dernier les rapports et les résolutions du Parlement Européens se sont succédés pour condamner « la politique délibérée menée par le régime vietnamien pour éliminer les Eglises non reconnues, en particulier l’Eglise Bouddhique Unifiée du Vietnam (EBUV) » (Résolution du PE sur le Vietnam du 21 novembre 2003, voir en outre le Rapport annuel du PE sur les droits de l’Homme dans le monde en 2002 du 4 février 2003, et la Résolution du PE sur les libertés d’expression et de religion au Vietnam du 15 mai 2003). Un jour plus tôt, le 20 novembre 2003, le Congrès américain votait sa résolution HR427 dans des termes très similaires.

Les parlements des deux piliers du monde occidental, Europe et Amérique, n’auraient sans doute pas voté à 24 heures d’intervalle de pareils textes si l’EBUV ne connaissait aucun problème. Mais cette Eglise est l’héritière légitime et historique du Bouddhisme vietnamien, celle qui a provoqué la chute de Ngo Dinh Diem en 1963, celle qui proposait une troisième voie durant la guerre du Vietnam, celle que craignent tout particulièrement les autorités communistes, jalouses de son assise populaire qui a, par exemple, jeté spontanément 40.000 manifestants dans les rues de Hue pour réclamer la liberté religieuse en mai 1993.

Le régime vietnamien a tenté par tous les moyens de démanteler l’EBUV : Une Eglise d’Etat a été montée de toute pièces en 1981, la jetant hors la loi (de pareilles Eglises d’Etat ont été fabriquées pour « enterrer la hache de guerre » — pour le reprendre les mots de votre reportage — avec les Cao Dai, les Hoa Hao et les Protestants, minorités ethniques exceptées). Les bonzes et nonnes qui restaient fidèles à l’EBUV ont été arrêtés, torturés, tués ou emprisonnés. Les activités religieuses, qualifiées de « superstitions » ou « d’activités visant à renverser le gouvernement » ont été proscrites.

En fait, au Vietnam, seule la liberté cultuelle (les cérémonies pittoresques pour touristes et autres pratiques vraiment superstitieuses) est autorisée. La liberté religieuse véritable (œuvres caritatives et sociales, éducation, vivre sa religion, etc.) est interdite. Le Bouddhisme vietnamien, fondé depuis toujours sur l’engagement pour la justice sociale et contre l’oppression, ne peut s’en satisfaire, et c’est pourquoi les dignitaires de l’EBUV se sont faits les avocats sans faille des droits de l’Homme et des réformes démocratiques. Même s’ils sont confinés dans leur prison : le Patriarche de l’EBUV Thich Huyen Quang est détenu sans procès depuis 1982. Son second, Thich Quang Do, proposé chaque année depuis 2000 pour le Prix Nobel de la Paix, a passé plus de 20 ans en détention (prison, camp de rééducation, exil intérieur, assignation à résidence), y compris pour avoir voulu aider les victimes des inondations en 1994 et en 2000.

Mais cela ne suffit pas. Un million d’exemplaires d’un manuel secret pour traiter des relations avec les religions ont été récemment distribués aux policiers. C’est une mine pour connaître tant la politique religieuse du gouvernement de Hanoi que ses obsessions : L’EBUV y apparaît comme le principal ennemi à abattre. A abattre parce que trop bien implanté et trop incorruptible : Il n’a pas suffi de sortir de sa pagode-prison de 20 ans le Patriarche Thich Huyen Quang et de le faire rencontrer en grande pompe le Premier ministre en avril 2003 pour décrocher l’EBUV de son attachement aux droits de l’Homme, à la justice sociale, à la tolérance.

Depuis le mois d’octobre 2003, le régime vietnamien a lancé une nouvelle campagne de répression de grande ampleur contre l’EBUV : Toutes les pagodes sont isolées les unes des autres et de l’extérieur par des policiers. Les lignes téléphoniques sont coupées et les communications par téléphones portables interceptées et brouillées. Les bonzes, nonnes et fidèles sont l’objets d’interrogatoires et de harcèlements constants. Enfin, tous les dignitaires de l’EBUV sont en « détention administrative » (sans procès). Evidemment, ni Thich Huyen Quang ni Thich Quang Do ne « séjournent en taule » comme les baptistes, ils sont juste incarcérés dans des pagodes-prison.

Il faudra donc convenir qu’il y a tout de même un problème bouddhiste dans le Vietnam communiste.

Pour terminer, si nous sommes reconnaissants à L’Express d’avoir abordé la question des droits de l’Homme dans son reportage, nous regrettons qu’ils l’aient été de manière restreinte (en fait l’expression n’apparaît qu’une fois) et nous nous demandons si cette évocation n’avait pas pour but de jeter un peu d’opprobre sur l’Amérique et ses bombes plutôt que d’informer les lecteurs sur la situation vietnamienne. Il y avait beaucoup d’occasions dans le reportage d’en parler. Un exemple : Oui, l’internet explose au Vietnam avec ses 4 millions d’internautes. Mais sait-on que les gérants de cybercafés sont pénalement responsables des sites visités par les clients ou des courriers reçus par eux ? Ou que malgré le puritanisme des communistes vietnamiens, l’internet est une mine en matière de pornographie mais que les mots « liberté », « démocratie » et « droits de l’Homme » sont censurés par les moteurs de recherche ?

A Dien Bien Phu, le parti de Ho Chi Minh arrachait l’indépendance de l’Indochine à la France, qui y avait confisqué la liberté, instauré l’intolérance religieuse et pratiqué de cruelles répressions. Cinquante ans plus tard, de l’Indochine au Vietnam, rien n’a vraiment changé, le peuple vietnamien souffre toujours de l’oppression. En somme, rien de neuf. Si ce n’est que les Français ont laissé la place aux communistes.

Vo Van Ai
Président du Comité Vietnam
pour la Défense des Droits de l’Homme
Vice-Président de la Fédération Internationale
des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH)

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